CIRCUIT DES YEUX, quand le paradis se cache dans les profondeurs de la nuit.
- Jojo Lafouine
- 23 mars
- 7 min de lecture

Haley Fohr aka Circuit des yeux est une des icones de ce blog. Habituée aux plus haute place du top annuel depuis douze ans elle peut aisément être considérée comme l' une des cinq plus grandes artistes de ces trente dernières années.
Huit albums au compteur et, si on met de côté les trois premiers à considérer comme des œuvres de jeunesse mal dégrossies fait alors qu' elle avait à peine la vingtaine, ce n' est rien d' autre que quatre classiques absolus pour une seule artiste.
Le cinquième vient de sortir et alors que l' on craignait un ralentissement ou une redite inédite dans une carrière exemplaire déjà longue de dix sept années l' américaine frappe encore très fort jusqu' à encore étonner même ses plus fidèles adorateurs.
Eu égard à certains battages médiatiques par le passé bénéficiant à des chanteuses contemporaines de l' américaine (Lana Del Rey, St Vincent et la très agaçante Anna Calvi) la faible reconnaissance critique et populaire portée sur Circuit des Yeux m' a toujours semblé totalement injuste. Arrivée à l' entame des 10's Haley Fohr ne commença à faire parler d' elle que sur les sites les plus curieux et pointus. C 'est surtout "Overdue" (ici) en 2013 qui la plaça discrètement dans le paysage musical dans la case Folk. Immédiatement si elle se distingua pour son expérimentalisme Folk assez téméraire c' est surtout sa voix qui attira les oreilles. Une de ces voix inoubliables comme l' on croise rarement.
Avec son Barython sur quatre octaves Haley Fohr ne pouvait pas passer inaperçue et avec sa musique audacieuse c'est le plus beau des spectres qui planait sur cette débutante. Celui de Nico. Lourd héritage à porter qui se vit compléter assez vite par un autre tout autant plus ardu, celui de Scott Walker. Une voix exploitée avec assurance quitte assez vite à attirer certaines critiques chez les coincés du bulbe du conformisme.
Sa signature sur Thrill Jockey, un label indépendant plus réputé et suivi que le passionnant De Stijl de ses débuts et le très temporaire Ba Da Bing!, attira les rédactions et les tourneurs. Avec "In Plain Speech" (ici) elle bénéficia de plus de moyens ce qui enrichit sa palette instrumentale. Elle qui avouait avoir vécu en véritable ermite studieux pendant et après ses études jusqu' à "In Splain Speech" découvrit les bienfaits du travail en collaboration et ceux des rencontres au cours des tournées.
A l' époque elle expliquait aussi avoir souffert de l' accueil qui avait été réservé à sa voix et son utilisation par le public Indie Américain ou européens. Face à ce conformisme affligeant mais pas vraiment surprenant quand on l' a fréquenté elle fit preuve d' un courage absolu en assumant encore plus cette voix devenant tout naturellement la clé de voute de son édifice artistique.
Depuis Fohr navigue toujours sur une crête entre le trop et le pas assez. Jamais elle ne se reposa que sur cette voix au risque d' en faire trop et de ne pas renouveler l' instrumentation quand les Anna Calvi et St Vincent tombèrent dans la surcharge puis le conformisme anodin faute de réelles évolutions et prises de risque. Fohr continua ainsi à incorporer des Drone et des éléments Noise frôlant parfois l' abstraction et expérimentant sans cesse.
En 2017 voit un énième changement de label prouvant la fragilité de son statut au sein du petit monde Indie ricains et "Reaching For Indigo" (ici) sur Drag City qui finit par installer définitivement Circuit Des Yeux sur un piédestal chez les amateurs de vraie Avant Garde. Ce qui était palpable auparavant devient également une spécificité de la belle, cette capacité hallucinante d' alterner des mélodies Pop délicates accrocheuses et bouleversantes avec des des extrêmes abstraits et téméraires. Elle s' élève en équilibre parfait entre désordre et subtilité sur une cime irréelle. Avec ce disque elle canalise la puissance poignante et une certaine audace que sa musique propageait. Et encore et toujours cette voix. Une voix qui peut s' apparenter à un petit filet d' eau ondulant, peinant à trouver son chemin et risquant à tout moment de s' éteindre et disparaître dans les profondeurs du silence quand en un instant l' auditeur se retrouve emporté par un véritable torrent émotionnel cataclysmique. Par cette voix et ses paroles Forh atteint des degrés rares d' existentialité rarissimes en musique. Ne trichant jamais dans l' exercice méditatif et confessionnel elle est susceptible de faire fondre les plus rétifs à l' introspection et laisse rarement l' auditeur indemne.
Entre temps Forh s' était aventurer dans un projet solo parallèle sous le pseudo de Jackie Lynn en 2016 (ici) s' apparentant à une sorte de Thriller féministe racontant la sombre destinée d' une femme faisant une mauvaise rencontre l' emportant dans le trafic de cocaïne pour finir par disparaître. Parfois très Lynchien ce disque était encore une fois l' occasion pour Fohr d' expérimenter encore et cette fois-ci surtout avec les boites à rythme très Minimal Wave et des réminiscences vocales assez Country. La passion électronique grandissant alors chez l' américaine on la retrouvera dans "Reaching For Indiguo" l' année suivante via un soin important apporté aux textures électro.
Il y aura une suite beaucoup moins marquante alors mais finalement assez annonciatrice de ce qui va suivre. "Jacqueline" sorti en pleine pandémie Covid est passée inaperçue pour votre serviteur à l' époque. Toujours aventureuse Fohr continue ses aventures Minimal Wave et se lance sur des territoires Synthpop accrocheurs jusqu' à s' approcher de loin les Dancefloors.
En 2021 Circuit Des Yeux passe la vitesse supérieur en matière de moyen. Entourée de 6 musiciens classiques jouant de 24 instruments allant des cuivres jusqu' aux cordes en passant par les percussions, Fohr délivre une œuvre monumentale écrite pendant la pandémie et traitant du deuil . La mort est partout sur ce disque ce qui amplifie les ambiances Gothique présente depuis toujours. "io" (ici) reconvoque les deux spectres Nico et Scott Walker comme jamais pour encore mieux distinguer la personnalité et le talent pure de Fohr. Elle ne sera jamais une suiveuse dénuée de personnalité et encore moins une pilleuse d' héritage. Elle nous offre une version intime et dénuée de grandiloquence obséquieuse et outrancière de la Diva. Sa voix évoque Nico mais s' en détache en allant là où l' allemande ne s' était pas toujours aventurer et en s' en émancipant définitivement. De Walker elle récupère l' aspect cinématographique , le phrasée et les sensations Baroque Pop des 60's et celles plus Post Industriels dans l' ambiance de la fin de carrière.
En 2021 Circuit Des Yeux semble avoir atteint un sommet et il devient évident qu' elle arrive à un tournant de sa carrière. Quel chemin pouvait elle prendre pour échapper à la redite et à l' emphase qu' elle ne cessait de tutoyer sans y choir. Allait elle choisir un retour au minimalisme en revenant vers son Folk Expérimental des débuts ou un autre chemin? La réponse était sous nos yeux avec son projet Jackie Lynn.
L' électronique.
Pour réussir sa mue post "io" Haley Fohr reprit ses vieilles habitudes estudiantine en recherchant la solitude de sa cave pour écrire le futur album. Autre petit changement qui est loin d' être un simple détail concerne ses horaires de travail . Elle qui racontait s' astreindre à ses débuts à des horaires strictes de jour choisit de travailler la nuit. Le disque s' en ressent.
Livrée à elle et avec les moyens du bords elle décida de quitter les salles symphoniques d' "io" pour l' ambiance Dark et Post Indus des Dancefloors.
"Halo On The Inside" se révèle être un résumé parfait de la longue carrière de Fohr. A la fois direct et fugace ce disque mérite que l' on s' y plonge sans s' arrêter à l' apparence divertissante et dansante. Il alterne en permanence les extrêmes esthétiques, le tonitruant et le ouaté, le tragique et le réservé, la rigueur et la catharsis. Fohr accole les rythmes lourd Indus et Dancefloor avec des mélodies d' une délicatesse et d'un charme ravageur.
La puissance poignante des débuts contenue depuis "Reaching For Indigo" est à nouveau relâchée et explose à la face des auditeurs. Sa grande liberté artistique ne semble plus connaître de restriction et c' est avec espièglerie qu' elle passera des crochets Pop lyriques à des instants planant à l' abstraction étrange. Fohr ne se contente pas de recracher ses influences Indus et Minimal Wave. C' est un véritable travail de déconstruction d' époques et de courants divers auquel nous sommes témoins. Les réminiscences 80's évoquant la sophistication d' un David Sylvian tutoient la filouterie dancefloor de la Björk des 90's si ce n' est pas carrément les Chemical Brothers subissant sa sorcellerie ou les vétérans Depeche Mode essuyant une vraie cure de jouvence bénéfique. La grandiloquence agaçante de M83 est détournée par un sortilège vers une Dark Ambient bénéfique et ne soyez pas étonné de percevoir par instant des éléments Hip Hop et House.
Et encore et toujours cette voix. (Bis repetita)
Cette voix nous parle encore du deuil et des métarmorphoses inévitables qui nous permettent après des épreuves à rechercher et retrouver les chemins de la beauté que la vie peut réserver pour au final atteindre le répit et clore un chapitre. Cette voix qui joue avec nos nerfs pour mieux nous emporter et détruire nos craintes et nos à priori. Les hurlements et les bêlements perdent tous les aspects grotesques que l'on pourrait leur attribuer facilement pour émouvoir au plus profond de nos âmes. Cette voix parfois jugée autrefois trop rapidement comme austère se révèle imaginative et aventureuse quand la palette technique et émotionnelle de cette chanteuse assez prévisible et identifiable devient bien plus insondable et trouble s' apparentant à un don en sorcellerie ou un travail d' alchimiste qu' elle seule maîtrise. Haley Fohr a encore réussi à travailler et fait progresser ce don qu' elle a d' expulser nos émotions les plus troublantes vers l' extérieur.
"Halo In The Inside" tutoie le majestueux et l' intime, entre grandiloquence et complexité. Il marie l' instinct avec le goût pour un songwriting très structuré et réfléchi qui fait mouche systématiquement sans passer par la facilité.
On croyait depuis "io" que Circuit Des Yeux avait atteint les plus haut sommets fréquentés par des Björk, des PJ Harvey ou Beth Gibbons de Portishead, lui permettant ainsi de s' approcher au plus près de spectres du passé tel Nico et Scott Walker.
Elle aurait pu dévisser et chuter, elle vient tout juste de s' envoler.
Comentarios